Celle-ci est la douzième conversation du projet 100+ Conversations pour inspirer notre nouvelle direction (#OKFN100).

Depuis 2023, nous rencontrons plus de 100 personnes pour discuter de l’avenir de la connaissance ouverte, façonnée par un ensemble diversifié de visions d’artistes, d’activistes, d’universitaires, d’archivistes, de penseurs, de décideurs politiques, de scientifiques des données, d’éducateurs et de dirigeants communautaires de partout.

L’équipe de la Fondation Open Knowledge souhaite identifier et discuter des questions sensibles pour notre mouvement et utiliser cet effort pour façonner constamment nos actions et nos stratégies commerciales afin de fournir au mieux ce que la communauté attend de nous et de notre réseau, une organisation pionnière qui définit les normes du mouvement ouvert depuis deux décennies.

Un autre objectif est d’inclure les perspectives de personnes d’origines diverses, en particulier celles issues de communautés marginalisées, d’identités dissidentes, et dont la situation géographique se situe en dehors des grandes puissances financières mondiales.

Comment l’ouverture peut-elle accélérer et renforcer les luttes contre les défis complexes de notre époque ? C’est la question clé qui sous-tend des conversations telles que celle que vous pouvez lire ci-dessous.

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Cette fois-ci, nous avons fait quelque chose d’un peu différent: une conversation collective. Nous avons eu la chance de réunir plusieurs membres du Réseau Open Knowledge afin de discuter du contexte actuel, des opportunités et des défis pour la connaissance ouverte en Afrique francophone.

La conversation a eu lieu en ligne en français le 19 juin 2024, avec la participation de Teg-wende Idriss Tinto (Burkina Faso), Ivan Kibangou Ngoy (Congo), Narcisse Mbunzama (RDC), modérée par Sara Petti, chef du réseau international de l’OKFN, gestionnaire de projet et de communauté.

L’un des contextes importants de cette conversation est précisément l’incorporation de Narcisse en tant que coordinateur régional du Hub Afrique francophone du Réseau. Avec ce contenu, nous visons également à faciliter l’intégration régionale et à trouver des points communs de collaboration pour le travail partagé au sein du Réseau. 

Nous vous souhaitons une bonne lecture.

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Teg-wende Idriss Tinto: Moi je suis Tinto et je travaille dans une association qui s’appelle Open Burkina et je suis membre de la Communauté d’Afrique Francophone sur les Données Ouvertes (CAFDO), qui a été cofondée en 2007. Avant tout ça, j’ai travaillé sur l’ouverture de données dans l’administration publique comme directeur technique de 2015 à à 2020.

J’ai une longue expérience et un grand intérêt pour la connaissance ouverte. C’est pour cela que j’ai intégré le réseau Open Knowledge en 2013.

Ivan Kibangou Ngoy: Je suis Ivan Kibangou. Je suis basé en République du Congo, à Brazzaville. Je suis membre du réseau Open Knowledge depuis l’année passée, et je commence tout juste à travailler sur les données ouvertes. Depuis l’année dernière je fais partie d’un consortium qui accompagne, avec l’appui de la Banque Mondiale, le gouvernement dans un projet de gouvernement ouvert avec l’Open Government Partnership. Dans le consortium nous sommes 10 organisations de la société civile et tous les représentants des ministères du gouvernement de notre pays. C’est un projet qui est très prometteur et je crois que l’expérience que je vais tirer au niveau de notre Réseau, me permettra d’être beaucoup plus efficace.

Narcisse Mbunzama: Moi je suis Narcisse Mbunzama. Je suis actif dans le domaine des données ouvertes en République Démocratique du Congo (RDC), à Kinshasa. Depuis 2009 je mène l’Open Data Initiative de la RDC. Nous faisons du plaidoyer auprès du gouvernement afin qu’ils adoptent une approche ouverte. Je suis aussi actif dans des projets de gouvernement ouvert et de transparence budgétaire. 

Je me dis que ce programme prototype est aujourd’hui une occasion à saisir pour pouvoir sensibiliser, mobiliser et atteindre les organisations et les activistes en Afrique francophone, vu que la région traîne très souvent les pas quand il s’agit de connaissance ouverte. A travers une coopération plus ample au niveau régional, nous pouvons peut être avoir plus d’impact et atteindre nos objectifs.

Nous pouvons peut être commencer par là, au fait: quel est le statut de la connaissance ouverte en Afrique francophone à votre avis ? Où en est-on aujourd’hui dans la région ?

Ivan Kibangou Ngoy: Le concept de connaissance ouverte est quelque chose qui vient d’arriver chez nous. C’est une exigence qui est d’abord imposée par les organismes internationaux à nos gouvernants. L’engagement au niveau de la société civile, au Congo Brazzaville par exemple, n’est pas aussi dynamique que dans d’autres pays, en Afrique de l’ouest, par exemple. 

Les données ouvertes sont un concept relativement nouveau pour notre société civile, et je pense que c’est une grande opportunité de plaidoyer pour que les gouvernements mettent en acte ce qu’ils se sont engagés à faire dans les traités internationaux. Nous avons fait pression, par exemple, pour que tous les ministères du pays créent un site internet afin de donner aux citoyens accès à l’information. Tout citoyen a le droit de s’informer, notre constitution le dit. Les sites ont été créés, et cela est déjà une chose de faite, mais maintenant il faut les tenir à jour.  Il y a une volonté d’accompagner les gouvernements dans cette démarche, mais malheureusement on fait face à des régimes dictatoriaux, qui ne misent certainement pas sur la transparence. Il y a beaucoup de route à faire.

Narcisse Mbunzama: Nous constatons effectivement que dans les pays francophones africains il n’y a pas beaucoup d’activités liées à la connaissance ouverte. Il y a bien entendu des pays qui sont très actifs comme le Burkina Faso, le Sénégal, le Togo, ou encore le Cameroun, mais quand on regarde vers l’Afrique centrale par exemple, il n’y a pratiquement pas d’activité.

A cette disparité au niveau des pays dans la région s’ajoute une grande disparité entre les grandes villes et les milieux ruraux isolés, où le concept même de connaissance ouverte n’est pas répandu. 

Un point qui me semble important est qu’il y a une corrélation entre la situation démocratique d’un pays et la promotion qu’il fait de la transparence et de l’ouverture de données. Comme Ivan le disait tout à l’heure, des régimes dictatoriaux n’auront aucune volonté de transparence et ils vont gérer les ressources de façon opaque. Nous n’avons accès à aucune donnée sur les revenus de l’État qui proviennent de la vente de pétrole et autres matières premières aux pays étrangers, par exemple. Et comme cet argent fait partie du budget qui est ensuite utilisé pour financer l’éducation, la santé etc., nous n’avons aucune information sur cela non plus. Le manque total d’information est certainement une des causes de l’intérêt limité pour la connaissance ouverte de la part de la société civile

Après il y a une crainte aussi: essayer de savoir combien un état dépense en bien commun peut être considéré comme une atteinte à la sécurité nationale dans certains pays, cela peut donc être très dangereux

En plus de tout ça, il y a un constat à faire au niveau linguistique: les pays anglophones d’Afrique sont beaucoup plus actifs que les pays francophones. Pourquoi? Il y a premièrement une barrière linguistique: beaucoup de gens ne maîtrisent pas l’anglais et n’ont donc pas accès à tout le matériel, sites internets et informations, qui sont pour la plupart publiés en anglais.

Mais il y a aussi une barrière liée aux ressources et accès au financement. Il est très difficile de trouver des financements pour des projets de connaissance ouverte, parce que les bailleurs des fonds ne s’intéressent que très peu aux pays francophones d’Afrique, surtout ceux d’Afrique centrale. Cela est vraiment un frein au développement du mouvement open en Afrique francophone.

Teg-wende Idriss Tinto: Il y a des disparités entre l’Afrique et le reste du monde, et il y a des disparités entre Afrique francophone et Afrique anglophone, et cela est dû à beaucoup de facteurs. On peut discuter des facteurs pendant très longtemps, mais je trouve que même aux Etats-Unis, quand Obama a commencé à parler d’ouvrir le gouvernement en 2009, il n’y a pas eu tout de suite une adhésion globale. Il a fallu faire un travail pour mobiliser les acteurs et les mettre en confiance. De même chez nous il y a une transformation culturelle à faire: il faut changer la vision du travail, montrer comment le numérique, la transparence peuvent aider le gouvernement. 

J’aimerais revenir aussi sur le concept de barrière linguistique dont Narcisse parlait. Le concept de connaissance ouverte est né dans un environnement anglophone, du coup la production de matériel, documentation et la recherche a eu lieu principalement en anglais. Quand en 2014 nous avons commencé à travailler sur le portail de données ouvertes au Burkina Faso, nous avons cherché pendant très longtemps un appui technique francophone, mais il n’y avait aucune disponibilité. Même si les choses s’améliorent, il est toujours très difficile de trouver de la documentation ou de l’appui technique en français aujourd’hui

Or, il est très important d’avoir accès à du matériel qui permet d’aller plus loin. La plupart du matériel que nous partageons aujourd’hui quand nous menons des campagnes de sensibilisation est en anglais, ce qui crée une barrière pour ceux qui essaient d’approfondir et explorer le sujet, parce qu’à cause d’une langue qu’ils maîtrisent peu, ils vont considérer que le concept aussi est loin d’eux

Après en Afrique francophone il y a aussi beaucoup de disparités. Comme évoqué par Ivan et Narcisse, on a l’impression que les pays d’Afrique de l’ouest sont beaucoup plus dynamiques que les pays d’Afrique centrale. Ce serait intéressant de comprendre le pourquoi de ces disparités avec une étude, pour pouvoir comprendre comment les effacer.

Moi en tout cas je trouve que quand il y a des disparités comme celles-ci, il est très facile de tomber dans un cercle vicieux: on va essayer d’établir une coopération avec des organisation dans ces pays qui sont moins actifs, mais déjà cela va être difficile de trouver des partenaires, et ensuite, puisqu’il n’y a pas de dynamique interne, il va y avoir de l’insécurité liée à l’investissement, du coup on va pas investir, mais sans investissement il est très difficile que cette dynamique interne, cet activisme se crée. 

J’ai vécu cela lors d’un projet de cartographie participative, dans lequel on cherchait un partenaire en République Centrafricaine pour redistribuer des fonds. Nous avons essayé pendant des mois d’identifier des points focaux, et nous n’avons pas réussi. 

Ivan Kibangou Ngoy: Moi, en écoutant les autres, ça conforte ma conviction que les données ouvertes sont la base de tout, que ce soit dans les questions liées aux droits de l’homme, à la démocratie, au développement communautaire, le changement climatique… , l’ouverture des données est incontournable.

Ouvrir les données est une manière de réduire les velléités de vol et la corruption au niveau des gouvernants. Je crois que c’est une opportunité pour nous: il faut convaincre les bailleurs de fonds qui soutiennent la lutte contre la corruption, le développement durable, et la défense des droits de l’homme que financer l’ouverture des données offre un moyen d’arriver à leur but. C’est un peu l’idée de connaissance ouverte comme principe de conception.

Teg-wende Idriss Tinto: Je vais partager notre expérience à Open Burkina. Au début, nous avons beaucoup travaillé sur l’ouverture pour le suivi citoyen, mettant l’accent sur comment la connaissance ouverte peut améliorer la transparence, la lutte contre la corruption et permettre finalement de bâtir des démocraties plus solides.

Mais depuis un certain temps, depuis 2020, on a changé un peu l’approche. La bonne gouvernance est bien entendu toujours un aspect de nos interventions, mais nous avons un peu changé les messages de notre plaidoyer, misant plutôt sur le fait que l’ouverture des données permet au pays et à l’administration publique d’être plus efficace. 

L’argument de l’ouverture comme principe pour la bonne démocratie c’est un argument valide, c’est indiscutable, mais très souvent, c’est un argument qui ne fait pas bouger le décideurs politiques dans notre région. 

C’est extrêmement important de noter aussi qu’il est très difficile de mobiliser des partenaires pour soutenir des projets de transparence si au niveau du gouvernement, on n’en veut pas. Surtout quand il s’agit de collaborations bilatérales ou multilatérales, les partenaires vont toujours essayer d’éviter d’être vus comme ceux qui imposent ce qui est bon pour le pays et qui l’orientent vers une certaine direction. Ils vont donc plutôt suivre le gouvernement en place.

Compte tenu de cela, l’approche que nous avons maintenant est de promouvoir l’ouverture d’une autre façon: en apportant un soutien aux projets qui sont déjà sécurisés. Nous allons par exemple proposer des composantes open data dans des projets de lutte contre la corruption. Quand les organisations voient les effets positifs, c’est eux même qui vont par la suite demander des financements pour cela aux bailleurs de fonds traditionnels, ou bien intégrer les données ouvertes dans leurs futurs projets de lutte contre la corruption, parce qu’ils ont vu que cela fonctionne.

Au Burkina Faso il y a beaucoup d’organisations de la société civile qui font du suivi citoyen des politiques publiques. Elles n’utilisent pas forcément le numérique pour faire cela, elles font plutôt des enquêtes. Ce que nous d’Open Burkina pouvons faire pour les aider, c’est utiliser notre expertise pour rajouter à leurs projets une couche numérique, ou bien une couche open data, et sensibiliser les acteurs à intégrer cela dans leurs processus. Nous pouvons ainsi financer de façon indirecte des projets de données ouvertes et sensibiliser la société civile à l’importance de l’ouverture et de la transparence.

Il y a des grands acteurs globaux comme la Banque Mondiale, par exemple, qui prévoient un budget pour faire du suivi citoyen de chaque projet qu’ils financent. Il faudrait les convaincre que la mise à disposition ouverte de données va permettre de questionner leurs projets, questionner les marchés publics, ou les organisations locales spécifiques, et donc avoir des retours qui vont permettre de faire une évaluation citoyenne à côté de l’évaluation officielle. L’ouverture des données crée une valeur ajoutée dans les projets. Il faut intégrer cette approche, la rendre une composante essentielle de chaque projet financé, et lui consacrer un petit pourcentage de budget en interne. Ils ont fait cela pour le VIH à un moment, est-ce que nous pouvons faire la même chose pour la connaissance ouverte?

L’ouverture de données peut être utile dans énormément de choses, il s’agit juste de s’interroger sur comment nous pouvons améliorer par cette approche un service qui existe déjà. Un exemple? Nous avons une structure nationale au Burkina Faso qui s’occupe de collecter les données sur les prix des produits au niveau de tous les marchés au niveau national. Quel que soit le marché de n’importe quel village, ils peuvent vous donner le prix du maïs à une telle date. Il y a des moments où certains produits deviennent très chers, par exemple là, la tomate est pratiquement inaccessible. Or, si les données étaient accessibles, nous pouvons facilement imaginer de créer, en partenariat avec d’autres acteurs, des modèles de prédiction pour gérer les stocks alimentaires. Ce serait très utile cela!

Ivan Kibangou Ngoy: Merci Tinto pour cette intervention, vous avez dit des choses très justes. Alors moi je me demande: qu’est-ce qu’on peut commencer à faire sans financements afin d’attirer l’attention des grands bailleurs de fonds et nous positionner comme experts? Quelles sont les prochaines étapes pour nous en Afrique francophone? Comment on s’organise?

Teg-wende Idriss Tinto: A mon avis il faut développer un programme de champions, c’est eux qui vont se battre sur le terrain et créer le changement au niveau local, tout en créant un éventail de cas d’utilisation et de bonnes pratiques qu’on peut montrer pour prouver que cela marche. Il faut éviter le piège de l’international. Si on passe son temps à voyager pour une conférence internationale après l’autre, oui on va en gagner en expertise personnelle bien sûr, mais on n’aura rien changé localement. Moi je suis persuadé que le changement se fait au niveau local. Même dans une petite localité, il faut commencer à changer les choses là où on est et être en mesure de montrer le changement.

Narcisse Mbunzama: Je suis tout à fait d’accord avec l’idée d’un programme de champions: Je crois que ce serait très intéressant aussi de comprendre comment bâtir plus de synergies et favoriser les échanges entre les pays d’Afrique francophone. Nous sommes en ce moment en train de mapper l’écosystème open dans la région, dans l’espoir que cela puisse faciliter les échanges. On vous en dira plus en août.

Bon, ce serait bien de continuer cette discussion au-delà d’aujourd’hui, mais malheureusement on arrive au bout de l’heure. Merci à tous pour votre participation.